(1891) "La Théorie mathématique de l'offre et de la demande et le coût de production", Revue d'économie politique, Vol. 5, No. 1 (January), p.10-28. [Note on electronic version: Any notes in bold square brackets, [Note: ...] have been added by us. Page numbers in bold square brackets, e.g. [p.12], denote the beginning of the respective page in the original 1891 Revue d'économie politique version. Page numbers in normal brackets, e.g. (p.66), were inserted by Edgeworth. Footnotes and references are as given in the original. All errors are left intact. This article is a rejoinder to an article by Ladislaus von Bortkiewicz (1890, Revue d'économie politique) which criticized two earlier articles by Francis Ysidro Edgeworth: one is Edgeworth's review of Walras's Elements published in Nature (Sept. 5, 1889), the other is Edgeworth's opening address to the British Association for the Advancement of Science which was jointly published in Nature, Sept. 12, 1889, and in the Journal of the Statistical Society of London, Dec. 1889 and later reprinted in his Papers Relating to Political Economy, (1925, Vol. 2, Section VI, essay a).As far as we know, this essay is in the public domain. You are free to make use of this electronic version in any way you wish, except for commercial purposes, without asking permission. All comments and corrections of this text are encouraged and can be addressed to HET contact. Click here for a PDF version of this article.] ________________________________________________________ [p.10] LA THÉORIE MATHÉMATIQUE DE L'OFFRE ET DE LA DEMANDE ET LE COÛT DE PRODUCTION ________________________
S’il faut en croire Gibbon, les premières églises chrétiennes portèrent un grave préjudice à leur cause commune par leurs récriminations réciproques. «Un magistrat romain qui n’avait ni les loisirs ni les capacités nécessaires pour discerner la limite presque imperceptible qui séparait la fidélité orthodoxe de la dépravation hérétique, aurait pu aisément s’imaginer que cet le animosité mutuelle ne faisait que révéler une communauté dans le crime.» Une impression semblable pourrait bien ètre produite sur l’esprit du public par les disputes qui sévissent entre les membres de cette petite et encore obscure secte d’économistes qui cherche le salut dans le sentier étroit de la méthode mathématique. Il y aurait une certaine imprudence, me semble-t-il, à fournir aux profanes le même genre de divertissement que l’empereur Julien goûtait, à ce que l’on dit, par le spectacle des querelles théologiques. En conséquence, je me garderai de relever le défi qui m’a été adressé par l’article assez vif de M. Ladislas Bortkévitch dans le numéro de Mai-Juin [Note: January-February] de la Revue d'Économie politique. Il sera plus édifiant pour le lecteur d’employer la place que les éditeurs de cette Revue veulent bien nous accorder dans un esprit de courtoise impartialité, pour exposer à nouveau, plus clairement si je le puis, quelques-uns des théorèmes déjà contenus dans les publications sur lesquelles M. Bortkévitch a appelé l’attention du public.1 Cette nouvelle exposition appuyée par quelques notes [p.11] explicatives sera, je l’espère, une suffisante défense contre l’accusation d’avoir injustement attaqué un de ceux que je considère comme un maître, d’accord en cela avec tous ceux qui se sont dévoués à l’économie politique mathématique. Qu’on ne craigne pas de me voir repreodre la question ab ovo. Il me suffira de répeter avant d’entrer en matière que le professeur Walras «est dans le très petit nombre de ceux à qui a été accordé l’honneur d’avoir fait une découverte en économie politique. Les titres de Ricardo à la théorie de la Rente ne sont pas mieux établis que ceux du professeur Walras à une théorie encore plus compréhensive que celle de la Rente. Ce sont des titres fondés sur l’originalité de la théorie plutôt que sur la priorité. Le professeur Walras est le dernier de ce petit groupe de penseurs originaux qui, dans la dernière moitié de ce siècle, ont, à l’insu l’un de l’autre, découvert l’élément fondamental de la valeur. Ils sont, par différents chemins, arrivés à cette même conclusion capitale que la valeur en échange n’est ni absolument identique a la valeur en usage, ni entièrement differente, mais correspond à l’utilité de la dernière, de la moins utile portion des richesses échangées. Nutzlichkeit des letzten Meugentheilchem -- Degree of Final utility -- Greuznuzen et Rareté -- toutes ces expressions eu différentes langues et avec des terminologies différentes proclament toutes la même vérité essentielle qui restera pour jamais associée au nom de Gossen, Jevons, Menger et Walras1 .» Il est inutile de revenir sur le terrain qui a déjà été fraye par ces maîtres et par la vaillante armée de leurs disciples. Je désire m’avancer plus loin jusqu’à des positions qui n’ont pas été encore complètement conquises par la science. D’abord je maintiens que [p.12] «comme Jevons le déclare lui-meme, les équations de l’échange ont un caractère non pas dynamique, mais statique; elles expriment une position d’équilibre, mais elles ne nous fournissent aucun renseignement sur la voie par laquelle ce point d’équilibre a été atteint. Pour éviter toute équivoque, qu’on nous permette de recourir à une supposition très commode que M. Walras a exposée avec sa clarté habituelle. Supposons que sur un certain marché une certaine quantité de la marchandise A soit à échanger contre une certaine quantité de la marchandise B. Chaque propriétaire de A se trouvant dans l’impossibilité de venir en personne, envoie un agent en lui indiquant ses dispositions à l’enchère, c’est-à-dire combien il serait disposé à acheter de B et à vendre de A à chacun des cours qui seront cotés. Chaque propriétaire de B fait exactement de même. Tous ces agents se trouvant réunis, le prix du marche va se déterminer.1 Les forces en jeu dans le système, si l’on peut ainsi parler, étant données, la position d’équilibre vers laquelle tend tout le système se trouve par là même déterminé. Mais je maintiens que le jeu de tout ce marchandage par lequel le prix du marché se trouve ddterminé, la direction que suit le système pour arriver à la position d’équilibre, ne rentre pas dans la sphère de la science. Il est impossible de discuter ce sujet à moins de le présenter sous une forme abstraite. Le type idéal d’un échange soumis à la concurrence tel qu’il vient d’être décrit, ne correspond en réalité à aucun des marchés réels que nous pouvons observer, par exemple ni au marché des fonds publics anglais, où il y a deux prix, l’un pour l’acheteur, l’autre pour le vendeur, ni au marché du travail anglais où les coalitions peuvent exercer une si grande influence sur les prix. Qu’il s’agisse de prouver une hypothèse en économie mathématique, cela ne saurait étre une simple question de fait, [p.13] il s’agit plutôt de ce qui a éte très justement appelé « une conception appropriée à un certain ordre de faits.» On fait appel ici à une sorte de sens commun scientifique, témoin qui ne peut aisément être traduit à la barre et interrogé. Comme M. Walras le dit très bien « c’est peut-être le point de vue le plus délicat dans les sciences physico-mathématiques que d’emprunter ainsi à la réalité les données experimentales sur lesquelles l’esprit établit ensuite la série des déductions rationnelles.1 » Il n’est pas aisé de marquer en peu de mots toutes les considérations diverses qui m’ont determiné à faire deux parts dans la théorie du marché de M. Walras acceptant le point de vue statique et rejetant le point de vue dynamique, mais je veux du moins indiquer les quelques points qui me paraissent dominer le sujet. 10 Dans quelques cas très simples d’échange conclu sous le régime de la concurrence, nous pouvons observer que le point d’équilibre peut être atteint par différents procédés qui opèrent sous nos yeux. Il y a le système d’enchère anglais et il y a le système d’enchère hollandais. Or, il semble qu’il y ait une part de vérité dans l’observation de Thornton « quand les prix ne sont pas limités à l’avance, il est presque impossible qu’une vente puisse se conclure dans d’autres conditions que celles dont le système d’enchère anglais ou allemand nous offre le type. » Thornton s’efforce de prouver que les différents procédés de détermination du prix aboutissent à des résultats différents; ce qui est vrai quand le nombre des concurrents est petit et que l’équilibre est en conséquence indéterminé. Mais il est également vrai que lorsqu’on opère sur des quantités indéfiniment accrues, les differentes voies aboutissent en somme au même point. 20 De plus, je suis frappé par les considérations que mettent en avant ceux qui ont étudié le plus à fond l’économie politique mathématique. Il est facile de reconnaître qu’ils s’accordent seulement en ce qui concerne la partie statique de la doctrine de M. Walras. Ainsi, la théorie de l’échange de Jevons revient à cette proposition que le rapport de l’échange s’établira de telle sorte que l’une des deux parties n’ait plus le désir d’acheter, ni l’autre partie de vendre davantage. Il a soin de nous faire remarquer que sa théorie est analogue à la théorie du levier (Theory, 2e édit., p.110-114). [p.14] Sa theorie se réfère seulement « à la vitesse virtuelle » et non à un mouvement véritable. Ses équations expriment une position d’équilibre économique, mais elles ne nous fournissent aucune information sur le jeu de l’offre et de la demande par lequel cette position se trouve atteinte.1 Je suis touché surtout par l’enseignement d’un homme dont l’autorité en ces matières me paraît très grande, le professeur Alfred Marshall. Voici comment s’exprime cet éminent théoricien sur le point qui nous occupe -- ou du moins voici comment M. Pantaleoni qui a eu la bonne fortune de pouvoir faire connaître au public la doctrine du professeur Marshall d’après des notes inédites -- traduit sa pensée. Il s‘agit d’un point P dont la position à tout instant marque l’état de l’échange: « Ora P, essendo soggetto a due forze, l’una verticale, l’altre orizzontale, prendera une direzione che è la risultante di entrambe. Non essendo dato, sebbene ognora esista, un determinato rapporto quantitativo tra queste due forze, bizogna limitarsi a inferire un moto di P in uno qualsiasi direzione compresa tra una freccia [p.15] orizzontale e una verticale..... du A estingue l’azione di entrambe le forze, la verticale è la orizzontale, cioè, è raggiunto un punto di equilibrio.1 » Le passage en italique est de M. Pantaleoni, mais nous aurions aimé a souligner les mots précédents qui combines avec la suite auraient suffisamment, je pense, confirmé notre point de vue que « les équations de l’échange ne peuvent avoir qu’un caractère statique et non dynamique. Elles définissent une position d‘équilibre, mais elles ne nous fournissent aucun renseignement sur la voie par laquelle ce point a été atteint. » 30 Hérodote nous dit que lorsque Hécatœus prétendit descendre d’un dieu, les prêtres Égyptiens réfutèrent ses réclamations en faisant une anti-généalogie. On pourrait recourir à un semblable mode d’argumentation pour réfuter la prétention d’une formule quelconque pour servir de type à un marché. Nous pouvons en effet construire d’autres types qui pourront prétendre aussi à bon droit représenter l’état d’un marché. Considérez par exemple, le cas qui est le plus fréquemment indiqué dans l’hypothèse où le nombre des A qui sont vendeurs de la marchandise a est plus petit que le nombre des B qui sont vendeurs de la marchandise b. En ce cas, chaque A virtuellement est en marché avec trois ou quatre B et peut obtenir des prix plus avantageux pour lui à la façon d’un monopoleur. Voilà le point de départ. Le second degré, ce sera si un des A essaie de dérober la clientèle des autres A, en abaissant son prix au degré voulu pour les attirer à lui et en bénéficier. Les A qui se trouvent ainsi dépouillés de leur clientèle, retorquent en abaissant encore plus leurs prix. Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on soit descendu a un point tel qu’aucun des vendeurs A ne trouverait plus de profit à attirer à lui les clients des autres A, parce que l’accroissement des frais résultant de l’accroissement de production contre-balancerait juste le profit qu’on pourrait tirer d’un nouvel acheteur. Sans doute, je sens bien combien une telle conception s’éloigne de la réalité, faisant nécessairement abstraction de beaucoup de faits et, entre autres, de ce qu’on a appelé la concurrence « au couteau », si A continuait les affaires, même à perte, dans l’espoir que ses compétiteurs seraient obligés de céder la place. Il faudrait faire entrer ici dans [p.16] les calculs un nouvel élément le temps, que je ne me charge pas de représenter.1 Ces considérations seraient également applicables à des marchés plus compliqués dans lesquels nous nous trouverions en présence simultanément de deux ou de plusieurs prix. Le type idéal d’un semblable marché est que chaque vendeur d’une marchandise, disons a, envoie au marché un agent muni d’instructions spéciales spécifiant la quantité de b, de c, de d, qu’il pourra acheter aux divers prix fixés. Je ne vois pas de raison pour affirmer que sur ce marché idéal l’équilibre ne pourrait être atteint dans chaque cas particulier qu’en « criant » d’abord un prix, puis un autre. On peut trouver une autre façon de déterminer la généalogie des prix sur un marché dans la théorie célèbre de Cournot. Cournot suppose un marché idéal considéré comme le point limite où le dernier degré dont on se rapproche, quand on part du régime du monopole en introduisant successivement un premier, un second,..., un VIème vendeur concurrent. Il nous suffira de considérer sa méthode appliquée au premier cas ou au premier degré, celui où [p.17] il y a deux vendeurs concurrents (étant en présence d’un nombre indéfini d’acheteurs). En ce cas, suivant Cournot , chaque vendeur (ou chacun des concurrents) fait varier son offre (sans s’occuper du prix) de façon à maintenir constante la quantité offerte par ses compétiteurs. Après avoir ainsi déterminé les mouvements qui doivent être exécutés dans ce jeu de la concurrence, si je puis ainsi dire, Cournot par une très belle analyse, détermine le point au delà duquel tout mouvement devient impossible -- auquel, si on peut ainsi dire, le jeu aboutit à un échec et pat. La seule objection à cette conclusion, c’est qu’il est possible que les parties ne jouent pas bien le jeu. Il se peut qu’une des parties joue mal, à la façon de Napoléon qui -- d’après le jugement du général autrichien qu’il avait battu, -- avait par sa tactique violé toutes les règles de la guerre. « J’aurais hésité à dire que Cournot avait commis quelques erreurs graves dans ses applications des mathématiques à l’économie politique, si je ne pouvais citer à l’appui de mon assertion l’autorité de l’éminent mathématicien Bertrand.1 » M. Bertrand dans un remarquable article inséré dans le Journal des Savants de 1883, s’exprime ainsi :[p.18] « Une objection péremptoire se présente: dans cette hypothèse aucune solution n'est posible, la baisse n'aurait pas de limite; quel que soit en effet le prix commun adopté, si l'un des concurrents abaisse seul le sien, il attire à lui, en négligeant des exceptions sans importance, la totalité de la vente, et lil doublera sa recette si son concurrent le laisse faire. Si les formules de Cournot masquent ce résultant évident, c'est que, par une singulière inadvertence, il y introduit, sous le nom e de D et D´, le quantités vendue par les deux concurrents, et que, le traitant comme des variables indépendantes, il suppose que, l'une venant à changer par la volonté de l'un des propriétaires, l'autre pourra rester constante. Le contraire est de toute évidence.1 » Je n'attribue au professeur Walras une inadvertance aussi considérable. C'est seulement sa méthode et no sa conclusion, qui me paraît prêter à la critique. Si nous comparons le jeu de l'offre et de la demande sur le marché à la descente d'une masse liquide sur les flancs d'une vallée présentant la forme de bassins successifs, nous pouvons dire que la façon de raisonner de Cournot dénature le fait lui-même, en ce que, dans le cas considéré par lui, il n'y a aucun point vers lequel gravite le système. 2 Il y a, en effet, nombre de bassins dans lesquels se liquide descendant peut s'arrêter. Au contraire, dans le cas considéré par M. [p.19] Walras, il y a bien une position d’équilibre déterminée et elle est trés bien indiquée par l’auteur. Mais parfois il se représente d’une façon tout à fait arbitraire le liquide comme coulant dans un lit déterminé, taudis que la seule chose que nous puissions dire c’est que d’une façon ou de l’autre la masse fluide arrivera à la position d’équilibre. Considérons par exemple le cas d’un marché composé sur lequel se trouvent déterminés les prix de deux marchandises exprimés en une troisième (Cpr. Eléments d’économie politique pure). La méthode particulière de tâtonnement décrite par M. Walras correspond à un sentier tracé le long de notre vallée métaphorique et consistant en une série de lignes brisées pouvant conduire dans deux directions différentes faisant entr’elles un angle droit -- disons par exemple, est ou ouest et nord ou sud. Nous commençons par nous mouvoir le long d’un parallèle de latitude jusqu’au point le plus bas où cette ligne puisse nous conduire dans la vallée. A ce point nous tournons court à angle droit et descendons, en suivant le degré de longitude, jusqu’au point le plus bas de ce méridien. Mais ce ne sera pas encore là le fond de la vallée, sauf dans le cas particulier où la focme du bassin serait parfaitement sphérique. Donc, une fois de plus, nous suivons le parallèle de latitude et descendous avec lui aussi loin que nous pouvons. Et [p.20] ainsi de suite jusqu'à ce que nous atteignons le véritable fond. Cette conception me paraît utile « pour fixer les idées, » comme disent les mathématiciens, et pour servir d’illustration à cette question d’équilibre. Mais j’ai manifesté quelques regrets de ce que « l’auteur avait délayé dans quelques vingt-cinq pages une idée qu’il aurait pu très bien exprimer en quelques paragraphes. Car après tout ce n’est pas là une très bonne idée. » Elle n’a pas cet avantage que doit présenter toute conception appropriée à son objet de pouvoir servir de type à la réalité, ce qui est le cas de l’idée d’un état d’équilibre. « Les études laborieuses du professeur Walras indiquent bien une voie, mais non pas la voie par laquelle le système tend à l’équilibre. L’effort d’une telle investigation est hors de proportion avec l’importance de ses résultats. » L’analyse prolongée et réitérée de ce problème dynamique risque de paraître purement spéculative pour l’économiste et insignifiante pour le mathématicien. Il me paraît donc peu raisoimable de méconnaître, à propos de questions qui sont en somme un peu en dehors du sujet 1 , les idées vraiment d’une haute valeur que M. le professeur Walras a été un des premiers a exposer correctement sur les fonctions de l’entrepreneur, qu’il considère comme achetant les facteurs de la production (l’usage de la terre, du travail et du capital) et vendant les produits manufacturés sur quatre marchés qui deviennent par là solidaires. Ses critiques de l’école anglaise sur ce chef sont souvent justes. En ce qui concerne ce fond de l’entrepreneur, qui n’est nullement prédestiné à telle ou telle forme d’avances, dans le sens où quelques-uns l’ont imaginé, il dit très bien : « Il serait aussi impossible de distinguer ce fonds de roulement du travail du fonds de roulement de la rente foncière ou du fonds de roulement du profit que de distinguer dans un bassin à trois robinets l’eau destinée à s’écouler par un robinet de celle destinée à s’écouler par les deux autres. » [p.21] « Mais assurément il va trop loin dans la voie de l’abstraction quand il affirme avec insistance que l’entrepreneur idéal doit être considéré comme ne faisant ni gain ni perte. Peut-être ses vues sur ce point et sur d’autres auraient-elles été plus exactes s’il avait considéré le rôle que joue la disutility du travail, -- pour employer le mot de Jevons, --comme facteur de l’équilibre économique, au lieu de concentrer son attention sur l’utilité finale 1 ». Ce que j’ai voulu dire ici, c’est que M. Walras, à la différence de Jevons, n’a pas fait entrer en compte, du moins pas expressément, la peine qui résulte du travail en tant qu’opposé à la jouissance qui résulte de la consommation. Tout au contraire, dans les Éléments d’économie politique pure, autant que j’ai pu m’en rendre compte, les services qui sont échangés sur le marché du travail sont considérés comme n’ayant coûté aucun effort à ceux qui les rendent. On pourrait les comparer à cet égard au travail accompli par des bêtes de somme, que leurs propriétaires peuvent a leur gré soit affecter à leurs propres besoins, soit louer à d’autres, conformément au degré d’utilité finale qu’ils trouvent à l’un ou l’autre de ces emplois.2 Certainement c’est là une conception qui pent être qualifiée d’admirable. Elle a une ampleur qui fait défaut à l’analyse de Jevons. Elle embarasse d’une façon complète tout un vaste domaine de l’industrie. Elle est parfaitement adaptée à tout un vaste ensemble de cas, ceux dans lesquels on est en droit d’affirmer que les personnes adonnées à un même commerce ou à une même occupation forment ce que Cairnes appelait des « groupes non concurrents » non competing groups 3, là en un mot où il y a concurrence commerciale, mais non industrielle ou, pour employer l’expression de M. Pantaleoni, domanda reciproca tra mercati chiusi 4. Dans les autres cas il convient mieux de recourir au postulat proposé par le professeur Alfred Marshall sous le nom de « l’équation des profits nets » entre différentes occupations 5. Je ne vois pas comment on pourrait mettre cette condition additionnelle sous forme de symboles algébriques, à moins de [p.22] procéder par l’une des deux méthodes suivantes : ou bien de tenir compte beaucoup plus explicitement que ne l’a fait M. Walras de la disutility du travail, ou bien en apportant à sa formule certaines corrections qu’il n’a pas faites et dont ses disciples ne paraissent pas reconnaître l’utilité quand on les fait. La première de ces deux alternatives ne saurait être exprimée en meilleurs termes que ceux dont se sert M. Pantaleoni dans son magistral ouvrage au chapitre intitulé : Dell’ influenza del costo sulla ragione di scambio in conditione di libera concorrenza. Teoreme di Ricardo e Marshall.1 Après avoir parlé des théorèmes de Gossen et de Jevons relatifs a la façon dont un individu isolé distribuerait son travail, M. Pantaleoni s’exprime ainsi : « E pure evidente, che niveel di considerare una nazione come composta di molti individui invece ciascuno una speciale attitudine a produrre una determinato bene, ossia una particolare efficacia del proprio lavoro in un dato ramo d’industria, oppure, in termini aucora identici, una ragione particolarmente vantaggiosa tra costo e premio, ciascuno in un ramo di attività, possiamo considerare la nazione come un solo grande individuo, che si partisca la propria forza di lavoro tra molte produzioni; ed è chiaro, che i resultati della divisione del lavoro tra molti individui e la distribuzione dei beni consecutiva a scambi deve esere identica alla ripartizione della quantita di lavoro disponibile per parte di un solo individuo in molte occupazioni e il vicaro di un prodotto in ciascuna di esse. » Je ne puis que me référer au texte pour de plus amples détails sur cette analogie platonique entre la situation d’un individu et celle d’une communauté. C’est une question intéressante que celle de savoir si l’analogie que M. Pantaleoni a su remarquer avait été aperçue par Jevons quand il formulait sa « relation double et compliquée » entre la production et l’échange 2. Pour moi il me semble que Jevons doit être débouté, comme disent les avocats, de tout droit à réclamer le bénéfice de cette interprétation et je n’en veux d’autre preuve que son affirmation très catégorique contenue dans son livre « qu’il n’existe pas un seul cas dans lequel on puisse essayer de [p.23] comparer et mesurer les sensations d'une personne avec celle d'une autre.1 » La meilleure excuse que je puisse proposer pour expliquer la surprenante négligence dont Jevons s’est rendu coupable en passant sous silence la plus importante condition de « la concurrence industrielle, » c’est que cette condition ne se prête pas aussi bien que la concurrence commerciale à l’emploi des symboles algébriques. « La seconde opération me paraît beaucoup plus facile à exprimer en formules mathématiques que la première, qui ne se laisse pas aussi bien représenter par l’équilibre d’un système mécanique. Voilà pourquoi l’équation des profits nets a été judicieusement omise par Jevons dans sa formule du coût de production. Et le Jevons suisse, si le professeur Walras nous permet de l’appeler ainsi, paraît avoir fait abstraction pour la même raison du coût de production considéré comme un sacrifice, comme une peine. » Je veux dire que M. Walras n’a pas formule la disutility du travail en termes assez exprès pour qu’on puisse y reconnaître le principe dominant de la compétition industrielle. Il ne serait pas nécessaire de recourir à une analogie semblable a celle que M. Pantaleoni a imaginée, si seulement nous pouvions ajouter à l’analyse du professeur Walras une certaine condition qui va, il est vrai, compliquer beaucoup le problème et en faire un qui dépasse les ressources de l’algèbre et de la geométrie, du moins dans leur application ordinaire. « La condition que les avantages nets soient égaux dans les industries entre lesquelles une certaine mobilité existe pourrait être exprimée ainsi : Supposons que l’avantage de tel individu que nous appellerons r engagé dans une occupation quelconque s, soit considéré comme une fonction de son revenu net, des prix des articles qu’il consomme et enfin de la disutility de l’effort. Soit cette fonction j r s ....2, laquelle n'est pas nécessairement la même pour chaque individu dans les différentes occupations, puisque ses dépenses peuvent varier avec la nature de son emploi. L’équation des avantages nets implique que les avantages j r r de l’occupation que l’individu a choisie ne sont pas moindres que les profits j r s de toute autre occupation qui lui est ouverte. Il est évident pour quiconque est familier avec le calcul des va-[p.24] riations que cette condition additionnelle doit compliquer beaucoup le problème général discuté par M. Walras et par d’autres économistes. Le problème simple de la concurrence commerciale peut être ainsi posé : considerant les utilités dont on s’occupe comme des fonctions de certaines variables (les quantités vendues et achetées), variables soumises à certaines conditions (par exemple, que tout ce qui a été acheté doit être vendu et vice versa), il s’agit de déterminer la valeur des variables, la position du système, de telle sorte que l’utilité totale soit au maximum. La solution est obtenue en égalant à zéro la première différentielle de l’expression qui représente la quantité qu’il faut porter au maximum et l’utilité conditionnelle de toutes les marchandises qu’on considère. La valeur de l’expression ainsi obtenue sera un maximum 1. Car la valeur de l’expression sera plus grande dans la position qui vient d’être définie que dans aucune autre position voisine. Jusqu’ici et en ce qui concerne la concurrence commerciale nous sommes d’accord avec M. Walras. Si nous essayons maintenant de mettre en formules la concurrence industrielle, il convient de considérer les utilités dont on s’occupe non plus simplément comme variant continuellement avec l’accroissement ou le décroissement de variables dont elles représentent une fonction constante, mais aussi comme variant d’une façon discontinue par suite de changement dans la fonction. Le problème n’est plus simplement de découvrir ce système de variables, par lequel I’utilité de toutes les personnes que l’on considère se trouve au maximum (dans le sens technique de ce terme), mais de trouver telIes fonctions et telles valeurs des variables pour lesquelles la formule ne donne pas seulement un maximum, mais la plus grande valeur possible. Par le fait, i1 y a toute la différence qui existe dans le calcul des variables entre les problèmes où l’on se propose de trouver un maximum et ceux où l’on se propose de trouver la plus grande valeur possible. Pour faire comprendre ces nuances, je ne saurais mieux faire que de renvoyer aux belles investigations de M. Todhunter, Researches in the calculus of variations (Ch. 1 et passim). Supposons qu’il s’agisse de déterminer la route que suivra un [p.25] navire pour naviguer d’un point donné à un autre dans le temps le plus court que possible en le supposant poussé par un vent constant. La condition que le premier terme de la variation doit se réduire à zéro, nous amène déjà cette conclusion que la route demandée doit être rectiligne. Mais il n’est pas nécessaire qu’elle soit constituée par une seule ligne. Elle peut très bien être un zigzag composé d’un certain nombre de lignes droites. Chacune de ces routes peut présenter un minimum dans le sens technique de ce mot. Pour découvrir quelle combinaison de lieux discontinus, quelle méthode de « bordées », correspond au temps le plus court possible pour le voyage, il faut recourir à une sorte de tâtonnementt qui est très différent de la marche rigide avec laquelle on poursuit la solution d’un problème ordinaire de maximum. Ce problème, par son caractère décousu (quoiqu’il ne soit pas comparable sous tous ses aspects 1) donne assez bien l’idée des problèmes économiques en général. C’est en vertu de cette méthode per saltum, que j’ai eu le droit de dire : « Si nous passons aux complexités qui surgissent de la division du travail, le problème cesse d’être un simple problème d’algèbre ou de géométrie. Et alors, fussions-nous même eu possession des données numériques relatives aux motifs agissant sur chaque individu, on pourrait à peine concevoir qu’il soit possible de déduire a priori l’état d’équilibre auquel tendrait un système compliqué à ce point. 2 » Je ne ferai jamais un reproche à un économiste mathématicien de n’avoir pas formulé le problème de la concurrence industrielle. Les représentations abstraites se trouvent toujours en défaut pour représenter la réalité. Nous sommes tous en un sens des serviteurs inutiles en ce que nous ne réussissons jamais à embrasser tout le [p.26] concret. J'ai reconnu moi-même qu'au degré de complexité qu'introduit la concurrence industrielle, il est juste de fixer les limites que peut se proposer d’atteindre l’économie politique mathématique. Je ne suis donc pas certain que l’exactitude des formules que je propose puisse compenser leur inélégance. Elles ont du moins l’avantage de mettre en lumière un certain côté qui risque d’être laissé dans l’ombre par la méthode ordinaire de traiter la concurrence industrielle. La formule la plus explicite ne fournit aucune présomption que la disutility finale soit la même dans les différentes occupations. .L’équation de disutility finale ne peut exister que là où les efforts et les sacrifices exigés par chaque espèce d’occupations peuvent être en quelque sorte « dosés. » Afin d’éclaircir ce point, qu’on me permette de reproduire une comparaison. que j’ai employée ailleurs : « Pour figurer les conditions possibles de la vie industrielle, représentons-nous un maître d’école sévère qui, pour développer chez ses écoliers la patience et la persévérance, leur distribue certains cadeaux, -- par exemple des jouets et des bonbons -- en récompense d’une certaine fatigue ou d’une certaine souffrance endurée. Ainsi le « coût » d’une bille sera d’écrire vingt lignes, le coût d’une toupie sera de rester une demi-heure en pénitence. Supposons que la pratique de l'échange se répande dans cette jeune population, en supposant d’ailleurs la libre concurrence : il s’établira necessairement un certain équilibre des échanges de cette façon que la valeur de chaque article corresponde à son utilité finale. C’est-à-dire que si une toupie s’échange contre dix billes, on peut en conclure que chaque garçon estime sa toupie autant que la dernière dizaine de billes qu’il a envie d’acheter. Ainsi l’utilite finale peut être regardée comme le principe régulateur. Mais il est egalement vrai de dire que les disutilities des articles [p.27] échangés seront égales. Si une toupie vaut dix billes, nous sommes autorisés à conclure que chaque enfant aime autant passer une demi-heure en pénitence que d’écrire deux cents lignes, -- coût de dix billes à raison de vingt lignes par bille. Maintenant introduisons le principe de la division du travail, et supposons qu’il n’est pas permis à un même enfant d’apprendre à la fois le latin et le grec, mais qu’il a simplement la possibilité de choisir entre ces deux études. Cette hypothèse implique que les profits nets qui peuvent résulter de la production de vers grecs ou de vers latins dans chacun de ces départements de l’instruction sont équivalents. Supposons maintenant qu’une considération particulière ou un certain prestige, ou quelque autre avantage qui ne résulte pas de l’échange direct des lignes écrites, soit attachée à l’étude du grec. On pourra concevoir alors que vingt lignes de latin puissent avoir autant de valeur d’échange que cinquante lignes de grec, alors même qu’il serait beaucoup plus pénible pour un écolier d’avoir à écrire à la fin de sa tâche cinquante lignes de grec que vingt lignes de latin. En un mot, les avantages nets, les utilités totales de ces deux occupations qui consistent à écrire des vers latins ou des vers grecs, sont égales. Mais les disutilities finales dans les deux départements de la production ne sont pas en général égales, partout où prévaut la division du travail. Dirons-nous alors que le coût de production des deux produits est le meme? Ce n’est plus qu’une question de mots, pour ceux qui ont saisi clairement la différence des idées. Les mots sont si traîtres, les conceptions mathématiques sont si bien appropriées aux parties les plus abstraites de notre sujet, que j’aurais voulu encore essayer de compléter cette exposition par un exemple emprunté aux sciences physiques. J’avais eu l’idée d’une sorte de « machine-marché » destinée à illustrer les différentes formes qu’est susceptible de prendre l’équilibre économique. Mais je renonce à exercer à ce point la patience de mes lecteurs, prenant en considération le sage avertissement du professeur Marshall dans ses Principles of Economics, à savoir « qu’il est douteux que le temps consacré à déchiffrer péniblement les doctrines économiques traduites dans la langue mathématique soit employé avec profit, sinon par celui qui a fait lui-même cette traduction. » Au reste, ce magistral ouvrage qui a été publié depuis que ces [p.28] ont été écrites, rend superflu ce que je me proposais de discuter, à savoir comment se détermine l’équilibre par des permutations entre les différentes occupations. Ce même ouvrage a rendu également sans interêt ce que je me proposais de dire relativement à la situation de l’entrepreneur tel que M. Walras l’avait représenté. Cet entrepreneur qui ne fait ni pertes ni gains est désormais un personnage hors de cause. Je ne puis donc que conclure en répétant ce que j’avais déjà dit dans l’article qui a donné lieu à cette controverse, à savoir : « que quelles que soient les réserves que puissent nécessiter certaines théories du professeur Walras, il lui restera cependant la gloire d’avoir fait une découverte indiscutable, la théorie de l’utilité finale. Il peut répéter ce que disait Napoléon de ses victoires : Il y a là du solide que la dent de l’envie ne peut ronger. »
________________________ FOOTNOTES:
1 [p.13] Théorie mathématique de la richesse sociale, 1883, p.12. 1 [p.15] Economia pura, p.247.
1 [p.16] Je puis me réferer à mon livre Mathematical Psychics (p. 41) et au contexte (Comp. p. 115-116) pour une exposition plus détaillee de cette conception. On pourra remarquer que j'y ai présenté les conditions d'équilibre sous une forme plus générale que celle que je viens d'exposer dans le texte. L'idee que l'équilibre est atteint dès qu'on est arrive a un rapport d'échange tel qu'à ce point aucun acheteur ne fait plus de demandes, ni le vendeur d'offres, n'est pas, je crois, très approprié au cas d'un
petit nombre d'échangistes de chaque côté ou d'un seul côté. En ce cas, il n'est pas besoin de supposer pour tous un rapport d'échange uniforme. Supposons par exemple
A1 et A2 traitant avec B1, B2, B3 et
B4. A1 propose un certain marché à B1 et B2, leur offre un certain
quid pro quo, et de même A2 traite avec B3 et
B4. On ne saurait considérer comme un postulat nécessaire que dans l'équilibre final,
a/b, le quid donné divisé par pro quo reçu, soit le même pour les 2 A. La seule condition indispensable à l'équilibre c'est que
A1 ne puisse ameliorer sa position en offrant à B3 ou B4 des conditions plus avantageuses que celles que ceux-ci avaient trouvées déjà provisoirement dans leur contrat avec
A2.
1 [p.18] Pour soustraire M. Bertrand aux reproches des critiques qui ne prennet pas la peine de regarder le contexte et le références, je dois expliquer que ses remarques se rapportent à un case dans lequel chacun des vendeurs est supposé être propriétaire d'une
« source minerale » ou de tout autre article ne donnant lieu à aucune dépense de production. 1 [p.21] Voy. notre même article dans Nature, déjà cité. 2 [p.21] Comp. Éléments d'économie politique pure, Leçon XX, p.229. 3 [p.21] Voy. Cairnes, Leading Principles. Part. I. Sidgwick, Principles of political economy, v. I. 4 [p.21] Principii di Economia Pura, p.235. 5 [p.21] Economics of Industry. 1 [p22] Principii di Economia pura. Part. II, 57. 2 [p.22] Theory, p.203 et suiv., 2e édit. 1 [p.23] Theory, p.15 2 [p.23] Les variables sont données d'une façon complète dans le passage auquel je me réfère. Discours. Note h.
1 [p.24] Si toutefois, comme nous pouvons le présumer, le second terme de la série est négatif.
2 [p.25] A propos de ce passage, M. Bortkévitch fait la remarque suivante : [Click here for a PDF version of this essay].
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